18
Cette affirmation laissa Belzoni pantois.
— Difficile à croire, inspecteur !
— Je vous le concède volontiers, et vous êtes d’ailleurs la seule personne qui puisse considérer cette hypothèse comme plausible. Pour vous, la magie de l’ancienne Égypte n’est pas un vain mot.
— Je n’irais pas jusqu’à supposer une momie capable de renaître et de commettre des crimes !
— Même avec ceci ?
Higgins posa sur la table le crochet en bronze.
— Bel objet… un peu inquiétant ! Il servait à extraire le cerveau du cadavre avant l’embaumement.
— Je l’ai trouvé près du cadavre du docteur Bolson qui s’apprêtait à étudier votre momie, révéla l’inspecteur. Quelqu’un n’approuvait pas cette démarche et a supprimé le médecin légiste. Deux crochets similaires ont été utilisés pour massacrer un vieux lord et un pasteur décidés à détruire la momie. Ce dernier comptait vous adresser une lettre rappelant ses avertissements précédents. Si vous ne brûliez pas ce mort embaumé, ennemi de la vraie foi, un châtiment céleste vous frapperait.
— Ce malade mental a jeté des anathèmes lors du débandelettage, rappela Belzoni.
— Le vieux lord n’assistait-il pas au spectacle, lui aussi ?
— En effet. Je le revois avec sa canne et son attitude supérieure ! Un personnage odieux, imbu de ses privilèges et détestant les anciens Égyptiens.
— C’est bien lui. D’après un témoignage, votre momie l’obsédait. Et sa disparition m’inquiète.
— Elle était d’une exceptionnelle qualité, inspecteur. À dire vrai, je n’en avais jamais vu de pareille. Elle ressemblait davantage à un être endormi qu’à un cadavre desséché. Peut-être aurais-je dû interrompre cette extraordinaire cérémonie funèbre ! Mais les invités avaient payé une forte somme, et j’ai grand besoin d’argent. Vu la perfection de cette relique, j’ai confié au docteur Bolson le soin de l’examiner. Ne recelait-elle pas des secrets ?
Un vieux cognac s’imposait, l’Italien lui fit honneur. Et la chaleur de l’alcool lui donna envie de se confier.
— J’ai fouillé quantité de tombes, inspecteur, et contemplé des centaines de momies. Explorer ces caveaux n’est pas une partie de plaisir ! L’air manque, les poumons brûlent et on risque de s’évanouir. Souvent, on ne trouve pas de place pour poser le pied, il faut parfois ramper sur des silex et des débris de calcaire qui vous écorchent les mains et le visage. Un couloir, un autre, un autre encore, des salles au plafond bas ! L’angoisse vous saisit, vous vous demandez si vous ne descendez pas aux enfers. Suffoquant, vous avez besoin de vous reposer et vous vous asseyez… sur une momie que vous aplatissez comme un carton à chapeau ! Saisi de frayeur, je m’écroulai dans un fracas d’os brisés, de bandelettes et de fragments de sarcophages pourris. Pendant un quart d’heure, je demeurai d’une immobilité minérale, espérant le retour du silence. Bouger, et le vacarme reprenait ! Marcher, et l’on écrasait une nouvelle momie ! Et vous n’imaginez pas le nombre de grottes remplies de ces dépouilles, tantôt couchées, tantôt debout et collées contre les murs. Vous respirez la poudre provenant de la décomposition des corps embaumés et vous ressortez épuisé de leurs sépulcres où la mort vous frôle à chaque instant[12].
— Redoutable expérience, reconnut Higgins.
— Et réitérée plusieurs fois ! Lorsque je ne rentrais pas à Louxor, je m’établissais à l’entrée d’une tombe en compagnie de troglodytes arabes et je passais des heures à les interroger. Ils connaissaient les cachettes d’antiquités et vendaient leurs renseignements à des prix tellement invraisemblables que je devais durement négocier en ne montrant pas le moindre signe d’impatience. Leurs bêches ne servaient plus à travailler la terre mais à creuser le sol des tombeaux et pouvaient également fracasser la tête d’un curieux ! Une lampe, alimentée d’huile rance, éclairait les bas-reliefs et nos discussions interminables. Nous buvions du lait, mangions du pain et des volailles rôties dans un four chauffé avec… des débris de sarcophages et des ossements ! Les Arabes n’éprouvent aucun respect envers les crânes anciens dont ils tirent parti afin d’améliorer leur quotidien. Je devins aussi indifférent qu’eux, je vous l’avoue, à force de les fréquenter. Quand le sommeil venait, je me serais endormi au fond d’un puits de momies.
Le regard de l’inspecteur se fit perçant.
— Subir de telles épreuves exige du courage. Quel était votre véritable but, monsieur Belzoni ?
Ce drôle d’Anglais déstabilisait le Titan de Padoue. Malgré sa qualité de policier, il lui inspirait confiance.
— Les pilleurs arabes ne sont pas des imbéciles. « Si les étrangers attachent du prix aux antiquités, m’ont-ils dit, c’est qu’elles valent dix fois plus cher que ce qu’ils proposent de payer. » Moi, je ne m’intéressais pas qu’aux momies mais aussi à ce qu’elles cachaient : des amulettes, des bijoux et des papyrus. Et ça rendait les transactions ardues, car mes interlocuteurs avaient amassé de véritables trésors et ne les auraient pas bradés !
— Vu votre détermination, observa Higgins, vous êtes parvenu à négocier.
Le géant bomba le torse.
— Je m’en félicite, inspecteur ! Il faut apprendre à connaître ces gens-là et ne pas les mépriser. En vivant à leurs côtés, en parlant leur langue et en respectant leurs coutumes, je les ai apprivoisés. Les prétentieux et les impatients échouent.
— Vous, vous avez réussi.
Belzoni se resservit du cognac.
— Moyennant une rétribution convenable, on m’a conduit aux bons endroits, et j’ai récolté des merveilles. La science ne devrait-elle pas se montrer reconnaissante ?
— Vous commencez à récolter les fruits de votre labeur, et ce n’est qu’un début.
— Merci de cet encouragement, inspecteur.
— Reste mon problème de momie. Selon vous, les Egyptiens seraient-ils parvenus à vaincre la mort ?
— Certainement pas !
— La légende d’Osiris, assassiné et ressuscité d’après les mystères que relate l’initié Plutarque, ne vous trouble-t-elle pas ?
— Une légende reste une légende, affirma Belzoni, et l’imagination s’enflamme aisément au contact des anciens Égyptiens. Néanmoins…
— Néanmoins ?
— En certaines circonstances, il est vrai, j’ai éprouvé une sorte de trouble. Ne vous méprenez pas ! Nous sommes à l’époque de la science, les progrès techniques me passionnent et nous autres Occidentaux connaissons la valeur de la raison. Bientôt, les superstitions auront disparu.
— Mais pas les momies, objecta Higgins. Et si notre science était inapte à percer leurs mystères ?
— Le docteur Bolson aurait dû nous éclairer ! Cette mort horrible…
— Soupçonneriez-vous quelqu’un, monsieur Belzoni ?
La question stupéfia le colosse.
— Vraiment pas, inspecteur !
— Même en réfléchissant ?
— Assassiner trois personnes et voler une momie… Ça n’a pas de sens !
— Oserai-je solliciter un privilège ?
— Je vous en prie, inspecteur.
— Auriez-vous l’extrême obligeance de me faire visiter votre exposition et de commenter les chefs-d’œuvre que vous avez rassemblés ?
— Ce sera un honneur. Votre jour préféré ?
— Le plus tôt sera le mieux.
— Pourquoi pas ce soir, après la fermeture au public ?
— Parfait, monsieur Belzoni.
Une dernière gorgée de cognac, et les deux hommes sortirent du Traveller’s Club où d’illustres voyageurs fumaient la pipe et le cigare en lisant des récits d’explorateurs.
Légèrement éméché et troublé par cet entretien, le Titan de Padoue heurta une élégante. Elle laissa tomber son ombrelle et aurait heurté un bec de gaz si Higgins ne l’avait pas retenue d’extrême justesse.
— Mes excuses, clama l’Italien, rouge de confusion. Vous n’êtes pas blessée, j’espère ?
— Pas de douleur insupportable, dit la jolie brune aux yeux verts dont la robe valait une fortune.
— Vous… vous n’auriez pas assisté au débandelettage de ma momie ?
— J’ai eu ce privilège, monsieur Belzoni. Permettez-moi de me présenter : lady Suzanna. En dépit de cette rencontre un peu brutale, je suis ravie de vous revoir et de vous féliciter pour nous avoir révélé tant de splendeurs.
— Me pardonnez-vous cette maladresse ?
La jeune femme prit un air mutin.
— À une condition : accordez-moi une visite privée. Grâce à vos explications, ces œuvres mystérieuses commenceront à parler. Disons… ce soir ?
— Je vous aurais volontiers donné satisfaction, mais je viens de réserver cette soirée à l’un des membres du Traveller’s Club, M. Higgins, ici présent.
— Je m’efface au profit de lady Suzanna, intervint l’inspecteur.
— Votre courtoisie est celle d’un gentleman, constata la séduisante aristocrate. Je propose une solution : notre archéologue accepte-t-il deux visiteurs privilégiés ?
— Je suis à votre disposition, consentit Belzoni.
— Et vous, monsieur Higgins, tolérerez-vous une curieuse des mystères de l’Antiquité ?
— Votre présence inespérée est un cadeau des dieux égyptiens, lady Suzanna.
La jeune femme sourit.
— À ce soir, vingt et une heures, à l’Egyptian Hall.
Un fiacre s’arrêta, elle y monta d’un geste souple, et le véhicule s’éloigna.
— Elle paraît indemne, jugea Belzoni, soulagé.
— Vous avez oublié de lui rendre son ombrelle, remarqua Higgins.
Le géant tenait le fragile objet d’une main ferme.
— Où ai-je la tête ! Quelle charmante personne, n’est-ce pas ? Le hasard nous réserve bien des surprises.
— Il en existe de plus désagréables, reconnut Higgins.